LE PEUPLE MUKALANGA : LE POUVOIR TEMPOREL A LA COUR DU MULOPWE
« Ku ngalwilo » : « Au commencement étaient…les Bakalanga »
L ’histoire des Baluba commence par un récit génésiaque immémorial qui a partie liée avec l’intervention de Vidye Mukulu, l’Être Suprême des Baluba. Une des versions de ce mythe fondateur recueillie à la cour impériale de Mulopwe Kasongo wa Nyembo par Kalenda Mwamba raconte :
« Depuis toujours, et avant nos Nkambulula (nos ancêtres lointains), il existait un Être Suprême, Invisible, qui vivait dans l’espace, parce qu’il est le vent qu’on ne voit jamais : mwanda i luvula kebamumonengaho. Il s’appelle Vidie Mukulu, grand Dieu, Shiakapanga, Créateur ou encore Vidie Muine Bumi Maître de la vie, car il a créé tout ce que nous voyons sur la terre, dans les eaux et dans l’espace. Tout est produit de son champ et de son élevage bionso mbidimua ne bimunua biandi. Il vivait seul dans son immense champ, entouré de ce qu’il avait créé. Le désir lui vint un jour de créer son image (kifwani-fuani kiandi). Il fit tomber une pluie abondante qui remplit les vallées et créa ainsi les rivières et fleuves. De cette pluie descendit un homme, il l’appela Mwikeulu, descendu du ciel. Seul dans la forêt, où ses seuls compagnons et chiens de garde étaient le lion, le léopard et le chacal, Mwikeulu sentit cette solitude lui peser lourdement. Apitoyé, Shiakapanga dit : Pa ntanda pasaka muntu ne muntu nandi : pour mieux vivre sur terre, il faut deux êtres de la même espèce. Shiakapanga commanda alors le Bufuku : la nuit, sur terre. Il fit connaître sa volonté à Mwikeulu et lui recommanda de l’observer.
Entre autres, il lui formula les préceptes suivants :
Bulunda i buanga, budi ne kafuilo; ubadye kiobakujidikile ubebuihaya: l’amitié est comme le médicament, il faut observer les prescriptions, faute de quoi le résultat escompté ne sera pas obtenu.
Ami vidye obe, ekiobe kiulu wikikuluila : kiabulua makena wikidianswa : je suis ton Dieu, ta termitière que tu soigneras. Si elle manque des termites, elle te donnera des termites ailés.
Tumbisha tukulu, ulalemo mafuku: respecte les vieillards, tu vivras longtemps.
Kantu ka bene, i kantu mambo ; Wikapa mukwenu, wikapa bulongo: prendre le bien d’autrui provoque des palabres, à moins que ton frère ne te le donne.
Mukajia mukuenu i kaseba ka kabundi : kakekalua bubidi: la femme d’autrui est comme la peau de Kabundi (léopard), on ne peut s’y asseoir à deux.
Tambo wasuile kubinga, waona kutapana: le lion qui pourtant voulait avoir raison a bien perdu le procès en tuant.
Mukaji ku muiko kokikamutenga ; umutenge ubamone malua: les rapports sexuels ne peuvent avoir lieu en période de menstrues; si tu touches la femme, tu verras le malheur. – Kueji ukelema mulu i diso dia Vidie dikulonda: la lune qui brille au ciel, c’est l’œil de Dieu qui te poursuit (…).
Ceci dit, Shiakapanga plongea Muikeulu dans un profond sommeil. En rêve, ce dernier vit un être qui lui ressemblait et qui était couché derrière lui. Il se réveilla soudain et constata que son rêve était réalité. Stupéfait, il lui dit : Lê ! Wi ani ? Hé ! Qui es-tu ?
Ndi Muine Mukunko-Kibumbabumba. Je suis un être femelle destiné à produire, répondit l’autre.
A son tour, elle demanda à Mwikeulu qui il était. Celui-ci répondit :
Diami ne MwineMbala Kiubakaubaka.Je suis un être mâle destiné à bâtir[1] ».
Voilà comment les Baluba fixent leur entrée dans l’aventure terrestre. Tout en saluant le mérite de l’auteur de ce récit pour avoir sauvé cette version essentielle du récit kiluba sur la genèse du monde humain, il me semble utile de faire remarquer que l’auteur confond les noms des bekeulu[2] (forme contractée de bamwika wa mulu, les esprits descendus du ciel) et les noms des premiers parents, qu’il identifie, non par leur nom d’essence intime, mais par leur dijina dya pa nja ou dijina dya musasu (nom de magnificence ou de manifestation extérieure), comme celui de kyubakaubaka (édificateur par excellence du monde) accordé à l’homme et celui de kibumbabumba (potière émérite) concédé à la femme.
Ces noms de magnificence (majina a pa nja) sont ceux attribués aux deux premiers parents du genre humain que les Baluba considèrent comme leurs ancêtres. Il s’agit, en l’occurrence, de l’homme (Kyubakaubaka Ilunga nshi mikulu) et de la femme (Kibumbabumba MbuyuKibumbwe Longo). Une fois canonisé par l’usage humain, le nom Ilunga a toujours été associé au statut régalien du bulopwe (pouvoir divin). C’est à ce titre que tous les empereurs du Buluba portent cette appellation au titre d’attribut de souveraineté : Ilunga Mbidi Kiluwe, Kalala Ilunga, Kibinda Ilunga…
LE POUVOIR SACRÉ ET LA DIMENSION SACERDOTALE
Le Bulopwe, on vient de le voir, cumule, dans son exercice, la dimension temporelle et divine et ses références sacerdotales. Concernant la dimension sacerdotale de l’origine Múlúba, c’est en nous référant au récit du sacrificateur traditionnel Ngoyi Kitobo Shele Nyuma que nous trouvons une explication plus édifiante quant à ce :
« Kalemba Mawezi wanen’amba : leka mbumbe’ko muntu wakumpingakanya pa lukongo lwa baya Kalunga, wakulemeka Bavidye ne ami’wa kumo. Wayata biloba byadi mu nshi mikulu wabumba. Waela’mo kya buntu, mwatwela muvwe wa Nshi Mikulu Ilunga. Waimana ke muntu wa mashi ne meema. Kaitwe bu Ilunga Nshi Mikulu. Ye dyandi dya mu nda. Dya pa nja nandi i Ilunga wa buta katembo lupinda mwifinko. Kalemba Mawezi wamupa mudilo. Kabezya Mpungu wamupa lupinda lwa bisuku. Leza Malango, ne Vidye, ne mikishi nabo bamupa mpemba ne mitoto [3](…) ».
Traduction : Kalemba le Tout-Puissant dit :
« Il convient que je modèle l’homme de manière à ce qu’il soit capable de remplacer la génération des citoyens d’outre-tombe, d’honorer les esprits divinisés et de m’honorer à ma vraie dimension. Il prit la terre argileuse et la pétrit. Il y marqua de sa puissance et l’ombre vitale de l’Esprit divinisé Nshi Mikulu y pénétra. Sur ce, l’être ainsi modelé se leva et devint un homme vivant avec du sang et de l’eau. Il reçut le nom de Ilunga Nshi Mikulu. Tel est son nom intime. Ordinairement, il sera connu sous le nom de Ilunga wa buta Katembo lupinda mwifinko. Kalemba Mawezi lui remit le feu sacré du pouvoir. Kabezya Mpungu lui offrit le jeu de vases sacrés remplis de puissance. Leza Malango ainsi que Dieu et les esprits divinisés lui accordèrent, quant à eux, le Kaolin blanc et les invocations sacerdotales. »
Après l’homme, à ce stade primordial de la vie, vint la femme. Au sujet de la création de la femme, le même informateur poursuit :
« Kalemba Mawezi waimvwana kudila kwa mukishi dijina dyao Mbuyu Kibumbwe Longo[4]. Wadidile’mba nasake ubumbe muntu ekale bu wandi mukwashi. Ino Kalemba Mawezi wayata diima dya ku meema wabumba, waelekeja bu muntu. Mwatwela muvwe wa Mbuyu Kibumbwe Longo. Waimana ke muntu mumi. Kaitwe bu Mbuyu Kibumbwe Longo, ye dyandi dya mu nda. Dya pa nja i Mande Kapudi wa kufwa na kinu, ne mwinshi, kya satwe lubenji. Nshi Mikulu nandi wadi upempula mu bupempudi bwa bavidye. Enka pa kujoka, watana yao Mbuyu Kibumbwe Longo. Nandi wafukata ku maulu a Nshi Mikulu. Wanena’mba: nalubula mwanana neshinga kadi. Kishima tentu’mba: wamona shobe obe kamonwe na kevu, wakobakila njibo keemushikeete. Kupwa nabya, wamuyata ne kaadi uselele ka kivwe. Nshi Mikulu papo kanene po. Wapicila enka ku mbala wafukata kaipangula kudi Kalemba Mawezi’mba: Le uno onamona wa kimfwa kyami I ani? Nandi wamulondolola’mba : I mukwashi obe onakupa. Ukalala ku nyuma kobe ne mukabutula mukevudija[5] (…) ».
Traduction : « Alors Kalemba Mawezi entend la complainte de l’esprit divinisé femelle Mbuyu Kibumbwe Longo. Suppliant le Créateur :
« Je voudrais que tu fasses de moi son aide (de Ilunga Nshi Mikulu) ». Sur ces mots, Kalemba Mawezi arrache de la terre argileuse d’une berge. De celle-ci, il façonne un être de forme humaine. L’ombre vitale de l’esprit divinisé Mbuyu Kibumbwe Longo y pénétré. Le nouvel être ainsi insufflé se lève et devient un être humain vivant. Il reçoit le nom de Mbuyu Kibumbwe Longo. Tel est son nom d’essence intime. Voici Mande Kapudi, la femme primordiale, détentrice du mortier, du pilon et du van (la mère nourricière) ».
Le faisant, Nshi Mikulu entreprend ensuite une tournée au sein de sa créature. Il commence par rendre visite aux esprits divinisés, puis aux autres créatures. A son retour de tournée, il retrouve Mbuyu Kibumbwe Longo. Celle-ci se jette aux pieds de Nshi Mikulu et dit : « Je salue mon Seigneur tout enduite de poussière (en signe d’allégeance et de piété) ». Puis elle enchaîne : « Qu’il est merveilleux de voir son propre père porter une telle charge, en plus du souci qu’il a de construire une maison où il fait bon d’habiter ensemble ».
Après, elle décharge l’homme. Quant à Nshi Mikulu, il garde un moment de silence. Faisant face au sanctuaire (Mbala), il interroge Kalemba Mawezi : « Qui est cet être que voici et qui est à mon image ? »
Kalemba Mawezi lui répond : « C’est ton aide que je t’ai donnée. Elle se couchera derrière toi. Vous engendrerez et multiplierez. (…). La citation suivante, se référant au récit Kiluba de la création, nous renseigne sur le sens complet de ce nom : « La première femme reçut le nom de Mbuyu Kibumbwe Longo. Longo est la forme raccourcie de dilongo, argile, glèbe, terre. Kibumbwe est la forme passive du verbe Kubumba et il signifie être façonné, être modelé. Mbuyu, c’est l’eau. Ainsi, l’explication complète de ce nom est : la personne modelée à partir de l’argile tirée au bord d’un cours d’eau. L’essentiel est de remarquer que l’eau intervient dans la création de Mbuyu Kibumbwe Longo. C’est ainsi que dans le pays des Baluba, refuser à un assoiffé à boire passe pour plus criminel que lui refuser toute autre nourriture consistante[6] !»
Comme le terme Mbuyu signifie l’eau, il y a lieu de préciser que l’aîné des jumeaux est appelé aussi Mbuyu (l’eau) et le second Kapya (le feu). Deux éléments essentiels qui neutralisent les puissances occultes et qui rendent anti sorciers les jumeaux dans la pensée traditionnelle.
Les Baluba qui avaient émigré vers le Sud-est du continent africain, notamment en bordure du Lac Nyassa, en dépit de l’allitération linguistique inhérente à la distance spatiotemporelle, connaissent l’histoire de Nshi Mikulu qu’ils nomment Kiti Mukulu en tant qu’ancêtre originel du genre humain.
A ce sujet, Père COLLE écrit : « Autrefois, les Européens et les Baluba vivaient ensemble dans le Buluba (Uruwa). Ils avaient un père commun, mais leur père les faisait travailler beaucoup. Ses fils alors se fatiguèrent de cette situation. Kitimukulu l’aîné et tous les autres qui étaient tous chefs de villages, se levèrent pour aller chercher ailleurs une vie plus douce. Les Baluba blancs passèrent la mer et allèrent en Europe où ils ont eu beaucoup de biens. Pour nous, arrivés sur le bord de la mer, nous eûmes peur et le fils de Kitimukulu mourut[7] ».
Si on se fie à ce récit, on pourrait affirmer que, originellement, les Baluba ne proviennent ni de l’Afrique du Nord, ni de l’Egypte pharaonique, ni d’Israël lévitique, ni de la Mésopotamie, ni du Nigéria.
Les Baluba Noirs et les Baluba Blancs, issus du même grand ancêtre, s’étaient portés ensemble vers le Nord (la Méditerranée !). Les Blancs avaient traversé la mer et avaient atteint l’Europe ! Quant aux Baluba Noirs, apeurés devant l’immensité de la mer, ils ne traversèrent pas. Ils revinrent sur leurs pas en direction du pays natal. Plusieurs Baluba Noirs restèrent en cours de route et avaient fini par former les nations des Noirs disséminés entre la Méditerranée et le pays initial des Baluba au Katanga. D’autres groupes encore sont allés plus loin en direction du Sud et ont engendré les Babemba, les Bashona, les Moravi, les Rozui, les Bacewa, les Ndebele, les Bazulu[8].
L’émigration des peuples noirs du Nord de l’Afrique vers le Sud consécutive à la formation du désert du Sahara tant racontée pourrait être une autre version de ce retour progressif des Baluba Noirs cherchant à rentrer dans le pays de leurs pères, le Buluba actuel. Ce qui justifie ce vers tiré de l’hymne héroïque par lequel le Múlúba se présentait au monde, hymne qu’on apprenait dans les camps de circoncision où se déroulait le rite d’initiation des jeunes gens à la vie.
[1] Kalend’a Mwamba, Shaba, Kasaï, où en sont nos coutumes, Duculot-Gembloux, 1981, pp. 22-25
[2] La tradition rapporte au sujet des Bekeulu qu’un jour, dans le ciel, il y eut une violente tempête. Ces êtres célestes tombèrent sur la terre sous l’apparence humaine portant chacun une longue queue. S’en étant débarrassés, ils épousèrent les filles des hommes qu’ils avaient trouvées sur terre. Celles-ci leur donnèrent des enfants. Voici qu’un autre jour se produit un effroyable tremblement de terre assorti d’une secousse terrible. Terrifiés, sans perdre une minute les Bekeulu reprennent leurs queues et regagnent l’univers céleste, abandonnant femmes et enfants
[3] Informations recueillies par nous auprès du nonagénaire Kitobo Ngoy Mukulu Shele Nyuma de Malemba Nkulu en 1987
[4] Kibumbwe : dans les contrées de Kabalo, Manono, Nyunzu, Kongolo, on parle de Mbuyu Kibumbe. Il s’agit du passif de Kubumba rendu de deux manières sans pour autant modifier le sens.
[5] Kitobo Ngoyi Mukulu Shele Nyuma de Malemba Nkulu en 1987, informateur.
[6] Lukanda Lwa Malale, Mbala, feu sacré du pouvoir chez les Baluba, op. cit. p.72
[7] P., COLLE, op. cit., p.46. Texte recueilli au NYASSALAND par deux missionnaires blancs auprès du Chef Mwamba, d’origine Múlúba.
[8] Ibidem.
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