Analyse scientifique du mot « Nkongolo »
Les auteurs étrangers à la culture kiluba, ou ceux qui ne la comprennent pas suffisamment, ont souvent interprété le terme « Nkongolo » de manière réductrice, en le limitant uniquement à sa signification d’« arc-en-ciel ». Ils ont ainsi conclu que ce nom désignerait exclusivement des esprits, et non des personnes humaines (Reefe, 1981). Cependant, cette lecture méconnaît la richesse et la profondeur du vocabulaire kiluba. En effet, le terme « Nkongolo » renferme un vaste corpus de sagesse culturelle. Voyons quelques-unes des définitions qu’Avermaet donne à ce vocable :
Dicton : « Kinà Nkongolo : mwana kùbùtùlà, kankana mpika ; abe amba : byǎ bazungu twibinyonona : Le « trou profond » : enfant, tu n’enfantes ; tu n’as pas de petit-enfant ; toi tu dis : nous acquérons des biens offerts par les Européens » (Avermaet, 1954 : 193).
Dans ce proverbe, Avermaet traduit le vocable Kinà par trou, ce qui est juste, cependant, il traduit le vocable « Nkongolo » par profond. Est-ce que cela veut dire que ce nom se réfère à ce qui a de la profondeur ? Le même auteur avance parlant de ce vocable :
« Nkòngòlò : petit serpent de couleur jaunâtre. Qui le rencontre s’empresse d’aller trouver le divin ; syn. Nkòngòlò Mwamba, ou Mwamba Nkòngòlò. Le Grand Nkòngòlò aurait porté ce nom à cause de la couleur jaunâtre de sa chevelure ; le mot désigne aussi : l’arc-en-ciel ; regenboog. Dans l’idée du Noir, celui-ci serait constitué par 2 génies personnifiés par deux serpents, l’un mâle et l’autre femelle, qui séjournent dans 2 rivières distinctes, de temps en temps, ils se réuniraient dans le ciel en apparaissant sous les plus vives couleurs. Ces 2 serpents préviennent ou font cesser la pluie : bàkalezya mvùla kunoka. D’après le P. Colle, le mot signifierait « courbé », il semble toutefois que le verbe – nkònga : s’assembler, ait donné lieu à cette dénomination. Cfr. C. I, p. 353, II, 461, 718. Nkòngòlò : il est probable que l’on désigne par ce mot Kongolo, où il y avait un camp d’instruction pour les recrues de la Force publique, bèbatwala ku Nkòngòlò : on les transfère à Kongolo ; on craignait fort ce transfert au loin, et on appliquait la même expression à ceux qui étaient « recrutés » pour le travail au loin » (Avermaet, 1954 : 283).
Selon Avermaet, le mot Nkòngòlò serait associé à un serpent jaunâtre. Cependant, il ne fournit pas de définition explicite de ce terme. Toutefois, dans la seconde partie de son analyse, Avermaet fournit un indice selon lequel, pour lui, Nkòngòlò pourrait désigner une notion de distance. En effet, nous savons qu’il a traduit l’expression « Kinà Kongolo » par « le trou profond ». Selon Avermaet, l’expression Nkòngòlò était utilisée pendant la période coloniale pour désigner un endroit éloigné. Il en déduit que Nkòngòlò signifie quelque chose de profond ou de distant, ou encore qui possède une certaine profondeur spatiale. Lukanda Lwa Malale a fourni une explication détaillée ainsi qu’une analyse approfondie du mot Nkongolo en lumière sa signification complexe et son rôle dans la tradition et la culture kiluba :
« Le terme Nkongolo, en kiluba, désigne six réalités différentes. Au départ, il renvoie à un genre de serpent de couleur rougeâtre avec de petites tâches à peine perceptibles pouvant dépasser un mètre et demi de longueur. Il a une raie rouge sur la tête. Il en existe d’aquatiques et de terriens. Les premiers sont beaucoup plus rouges et plus nombreux que les seconds. Ils sont réputés méchants et partants, assimilés au bulobo, à la témérité, à la bravoure. Leur morsure est fort redoutée, leur venin entraînant hâtivement la mort de la victime.
Ensuite, il désigne l’arc-en-ciel. La tradition le rattache directement au serpent aquatique du même nom. Certains anciens soutiennent qu’il résulte de la fumée, la « buée » qui sort de la « gueule » de ce serpent et qui monte au ciel où il devient visible par l’éclat de ses vives couleurs. D’autres avancent qu’il est question de deux serpents, l’un mâle, l’autre femelle, qui sont à des endroits différents. À l’heure de la menace ou de la tombée de la pluie, pendant que le soleil brille, moment propice pour la fécondité, spirituellement, les deux entités s’accouplent et leur union sexuelle se visualise à travers l’arc-en-ciel. Ces deux serpents habitent soit les eaux, soit les makel’a byulu, les galeries des termitières. Lorsque la pluie menace et que se manifeste dans les cieux l’arc-en-ciel, tout le monde déclare qu’il ne va plus pleuvoir. Même l’arc-en-ciel, surtout chez les enfants de moins de dix ans, inspire la peur. Voici ce qu’ils chantent dès qu’ils l’aperçoivent alors qu’ils sont en dehors du village : « Nakiya nkongolo wakandya », j’aurai pu m’en aller (je rentre) que l’arc-en-ciel ne me dévore pas. Alors, ils se précipitent de retourner à la cité. Ils rebroussent chemin parce qu’ils voient dans l’arc-en-ciel quelque chose de dangereux, un empêchement donc. Quant aux adultes, ils continuent calmement leur route.
L’enfant Múlúba, aimant beaucoup les aventures en brousse ou dans la forêt où il tend les pièges aux oiseaux et aux rats palmistes, où il cueille les fruits sauvages et les champignons, il monte dans les arbres… exposés aux dangers multiples (morsure de serpents, égarement, bêtes féroces), afin de le préserver du mal, on l’apeurait avec cette histoire de l’arc-en-ciel dévoreur.
Le terme Nkongolo évoque aussi un type de banane nommée Dikonde dya Nkongolo, littéralement, la banane de Nkongolo. Celle-ci à une couleur qui va, en mûrissant, de la mauve rouge à l’orange. Elle est très succulente et sa chaire est aussi rougeâtre, comme le sont le tronc et les feuilles du bananier.
Le mot Nkongolo rappelle également un type d’oiseau nommé Kiseya ou Kisepelela Nkongolo[1]. Quand apparaît l’arc-en-ciel, cet oiseau perche sur les herbes et se met à chanter. Son chant est une marque de la réjouissance en l’honneur de l’esprit Nkongolo. Il annonce l’apparition du Mulopwe Nkongolo sous l’aspect de l’arc-en-ciel et symbolise l’acclamation du peuple à l’arrivée de l’empereur qui vient de temps en temps visiter ses sujets sous une forme visible. Les enfants, à la vue de cet oiseau, se joignent à son chant et l’accompagnent en ces termes : « A Kiseya Nkongolo, wamona mebele aela[2], wakasapwila ntungulu, ntungulu mwito yaela’nka pyaa ! », o kiseya nkongolo, dès que tu vois que les sorghos sont mûrs (dans les champs), tu vas l’annoncer aux fruits ntungulu, et les ntungulu, dans la forêt, mûrissent aussi en devenant complètement rouges. Lorsque ces fruits rougissent, c’est-à-dire mûrissent, ils procurent au peuple la joie. Ils sont délicieux et la communauté les adore. L’oiseau kiseya a deux yeux. Il constate la maturité des cultures sur les champs. Quand le Sorgho mûrit, mûrissent aussi d’autres cultures qui ont été semées à la même période culturale : les arachides, les haricots… Alors, cet oiseau perçoit sa mission. Il va porter la nouvelle aux fruits de la forêt. Dans quelle langue s’exprimera-t-il pour que ces fruits l’entendent ? Ceux-ci sont doués des « oreilles » pour entendre et comprendre l’annonce de kiseya. Ils réagissent : à leur tour, ils mûrissent. Il y a donc un lien entre les êtres de la nature pour le bonheur ou le malheur de l’homme. En effet, c’est à ce dernier qu’il reviendra de profiter des produits des champs et des fruits de la nature. Nous n’oublions pas qu’il existe des animaux et des oiseaux prédateurs. Il existe donc un langage dans la nature qui permet une communication entre les êtres même pris pour inanimés. Il ne s’agit pas d’une simple coïncidence de période de maturité entre les cultures dans les champs et les fruits de la forêt.
Il y a donc un lien entre Nkongolo et la fécondité de la nature, ou mieux la prospérité des entreprises humaines. La maturité des produits des champs symbolise que l’homme a atteint le but qu’il s’était assigné en amorçant la culture. Nkongolo, incarné par l’oiseau kiseya, est l’esprit qui tire joie dans la fécondité, dans la prospérité et dans l’évolution des œuvres humaines. Il invite à travers les fruits de la forêt toute la nature à donner à l’homme au-delà de ses efforts, c’est-à-dire, par surabondance.
En analysant le sens étymologique de nom kiseya, on s’aperçoit que cette idée de surabondance est mise en avant. Le substantif kiseya[3] dérive du verbe kuseya, sous-entendu, mà.lwa, distribué de la boisson, souvent alcoolique. Quand cet oiseau chante, il distribue cette joie dont il est kisepelela comme on distribue de la boisson. D’ailleurs, toute proportion gardée, on prend la boisson afin de marquer la réjouissance. Même dans les circonstances de deuil, on la prend pour oublier un petit peu la douleur. Cet oiseau est communicateur de la joie, de la vitalité. Il donne ce qu’il y a de mieux à l’homme, la joie de vivre.
Le terme Nkongolo marque aussi la figure de certaines personnes qui ne s’enduisent pas d’huile, mais dont la face brille continuellement au moyen de la « graisse » naturelle secrétée avec la sueur. La lumière du soleil crée un effet de brillance multicolore qui fait dire aux gens : « Wa mpala ya nkongolo, ya keshinga mani, wandi mukolo waile nao mu nda », (voici l’homme) à la figure de Nkongolo, figure qu’il n’enduit point d’huile, car il était sorti du sein maternel avec son pot d’onction. Le teint de ces personnes importe peu. Ils peuvent être de teint clair, sombre… c’est au contraire la brillance qui crée l’effet des couleurs penchées vers le rouge et rappelle l’image de l’arc-en-ciel.
Le vocable Nkongolo indique également la personne historique qui fut un empereur Múlúba, petit fils de Kazadi, nommé autrement Banza Mpuya, fils de Kahata ou Muleya Monga et de Mwamba Nday, natif de la région de Mwibele, dans le territoire de Kabongo. Nkongolo Mwamba mutoma nsungu, qui s’abreuve de colère, est surtout connu à travers l’expression proverbiale suivant : « Wasepa kisadi malwa, kyasepele in’a-Nkongolo, bamujika mù.mi », tu ris d’un rire malheureux comme riait aux éclats la mère de Nkongolo et on l’enterra vivante. Cette expression se dit lorsque quelqu’un se moque de manière à énerver les autres. À ce propos, la réplique de Nkongolo à ceux qui désapprouvaient l’outrance de sa méchanceté rapporte ses propres paroles : « Nkongolo Mwamba Kapat’a-Kazadi wajikile wandi. amba najika nkikijika, le najikile obe ? ami najikile lolo !, le vaillant Nkongolo, Kapata fils de Kazadi qui enterra (vivante) la sienne. Il répliqua : si j’ai enterré, que n’enterrerai-je pas ? Est-ce la tienne que j’avais enterrée ? Moi, j’avais enterré ma mère !
Pour marquer davantage le caractère difficile de ce personnage, les anciens le qualifient ainsi : « Nkongolo Mwamba kasuyasuya, wasuyile mu nda mwa inandi, mulumy’a Seya ne Malale », Nkongolo Mwamba, le perpétuel compliqué, qui était déjà difficile (même) dans le sein de sa mère, lui le mari de Seya et de Malale. Il s’emportait donc rapidement et très facilement. De toute façon, l’enfant à naître devait s’appeler Nkumwimba. Il porta le nom de Nkongolo, d’une part en raison de son teint rouge, à l’instar du serpent du même nom, et d’autre part parce que, dès sa naissance, il fut voué au génie protecteur de la famille de sa mère Mwamba (Colle, 2021 : 353). Et ce génie fut le serpent Nkongolo. Nous estimons quant à nous que l’enfant, en venant au monde tout rouge, avait été considéré comme l’incarnation de ce génie de la mère et qu’il n’y avait plus à tergiverser sur le dijina dya mu nda à lui conférer.
Nkongolo donc, en tant que génie de la famille de Mwamba est esprit. Aujourd’hui encore, pendant les séances de culte et d’invocation, il se saisit des sacrificateurs, des devins, des voyants traditionnels pour opérer en faveur des gens et il s’exprime en kiluba. Le nom donc de Nkongolo évoque d’abord la terreur devant la couleur rouge qui rappelle le sang, le feu, le danger, la guerre, le chaud, incarnés par le serpent dont la morsure est réputée mortelle. Ensuite, il renferme l’idée de majesté, d’organisation, de noblesse, en renvoyant à un personnage historique important. En assujettissant nombre de royautés à son autorité, Nkongolo avait rassemblé les Baluba dans un vaste empire et les avait organisés politiquement. Tel est brièvement la (ou les) signification(s) que les Baluba Balopwe concèdent au vocable Nkongolo » (Lukanda, 2024 : 29-35).
Nous avons clarifié les choses : le terme « Nkongolo » est polysémique et ne se limite pas à une seule signification liée aux esprits appelés mukishi. Il serait faux de se limiter à une interprétation restrictive qui ne considérerait que le sens lié aux esprits appelés « Nkongolo » pour en conclure que Nkumwimba Nkongolo Mwamba n’a jamais existé, car son nom signifie « esprit ». En réalité, de nombreux Baluba ont porté les noms de « Nkongolo », « Nkumwimba » et « Mwamba ». Avant cela, d’autres désignations prévalaient pour ce monarque. En effet, Mutonkole a approfondi les recherches menées par Lukanda Lwa Malale sur les origines et la symbolique de ces noms et leur signification dans la tradition culturelle kiluba :
« Le nom de Nkongolo est porté dans tout le Buluba et tout Nkongolo est Mwamba absolument. Du côté de Kabalo, par exemple, les gens s’appellent Nkongolo Mwamba et du côté de Malemba Nkulu, l’ordre est inversé : Mwamba Nkongolo et, parfois, cet ordre importent peu » (Mutonkole, 2007 : 112).
Il semble que les auteurs étrangers à la culture kiluba n’aient pas saisi l’essence du terme « Nkongolo Mwamba ». En effet, pour les Baluba, qui accordent une grande importance aux forces spirituelles, ce mot revêt une connotation sacrée, comme le souligne Mutonkole : « Dans le pays des Baluba, on attribue souvent certaines pratiques culturelles aux esprits » (Mutonkole, 2007 : 121). Cette pratique est à l’origine du choix courant chez les Baluba de donner à leurs enfants des noms inspirés par ceux des entités spirituelles. Elle survient avant l’avènement des personnalités politiques et historiques dans leur communauté. Cela ne veut pas dire du tout que ces personnages n’aient pas existé, contrairement aux affirmations de Luc de Heusch, de Reefe et d’autres chercheurs.
[1] Kiseya ou kaseya dérivent tous les deux du verbe kuseya, distribuer, et ils désignent la personne qui est chargée de faire le partage de la boisson alcoolique.
[2] « AELA » : Troisième personne du pluriel du verbe kweela, conjugué à l’indicatif présent, littéralement, kweela signifie devenir rouge. Il se fait que la plupart des fruits, en mûrissant, perdent leur verdeur pour rougir ou pour jaunir. C’est ainsi qu’en parlant des fruits, le terme kweela a fini par signifier mûrir.
[3] Kiseya ou Kaseya décrivent tous les deux du verbe kuseya, distribué et désignent la personne qui est chargée de faire le partage de la boisson alcoolique.
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