Les Baluba :
L’histoire socio-politique et expansion d’un peuple bantu vise à rendre accessible à chaque Múlúba, ainsi qu’à toute personne désireuse de parfaire ses connaissances sur l’histoire civilisationnelle des Baluba, un exposé exhaustif et érudit. Je nourris l’espoir que cet essai contribuera à enrichir l’interprétation de l’histoire à travers le prisme de la culture et de la perception indigènes.
L’histoire sociopolitique et l’expansion des Baluba en Afrique centrale et australe méritent une attention particulière de la part des chercheurs Baluba en premier lieu, mais également des savants aspirant à une rédaction universelle de l’histoire, susceptible de reconstituer cette dernière à partir des récits oraux.
L’histoire kiluba, peut-être la moins connue et sous-estimée, est néanmoins la plus ancienne, la plus aboutie et la plus pérenne parmi les histoires civilisationnelles universelles. De nos jours, on ne peut plus éluder la nécessité impérieuse de rédiger cette histoire.
L’histoire des Baluba, comme son intitulé l’indique, émane de la conscience historique kiluba, ou plus précisément de celle des Baluba. Transmise de génération en génération par le truchement de la littérature orale, cette histoire originelle a été mise en exergue par le professeur LUKANDA LWA MALALE dans ses essais ethnologiques et historiques.
La reconstitution de l’histoire kiluba est continuellement prisée par les Baluba contemporains ainsi que par les érudits de l’histoire africaine, car une grande partie de l’histoire des peuples d’Afrique centrale et australe repose sur la civilisation kiluba. Ceux qui ont exploré la richesse de cette histoire aspirent à l’approfondir davantage.
Deux éléments justifient la conception de ce Site Web :
D’une part, l’impérieuse nécessité de consigner par écrit les traditions historiques kiluba, répondant à la volonté contemporaine des Baluba de connaître et de préserver leur histoire ancestrale. La connaissance de l’histoire ancienne revêt une importance capitale, cependant une documentation basée sur la vérité et l’authenticité historique est essentielle pour éviter tout aspect fallacieux, offrant ainsi aux Baluba les fondements nécessaires à la compréhension de l’héritage de leurs ancêtres. Cet essai s’efforce donc de rédiger et d’interpréter cette histoire conformément aux sources de la littérature orale kiluba.
D’autre part, il est nécessaire de relever le simplisme et le relativisme observés dans les écrits des étrangers ayant étudié les Baluba. Les premiers auteurs, tels que les administrateurs coloniaux, les missionnaires, puis les universitaires occidentaux, ont parfois interprété de manière erronée l’histoire kiluba. Nous ne prétendons pas que l’ensemble de leurs écrits soit véridique, cependant leurs travaux ont permis la sauvegarde de nombreuses traditions culturelles, autrement vouées à l’oubli.
Les écrits contemporains des auteurs autochtones, comme ceux du professeur LUKANDA LWA MALALE ou du présent essai, offrent l’opportunité de réécrire, de corriger, de rectifier et de réinterpréter l’histoire kiluba avec rigueur. En intégrant les données initiales des missionnaires et des académiciens, qu’ils soient blancs ou noirs non-Baluba, il s’agit de les corriger, de les améliorer voire de les valider si nécessaire. L’objectif est de présenter aux Baluba contemporains et aux autres une version authentique de l’histoire civilisationnelle des Baluba.
Il est crucial de surmonter ces deux défis majeurs. Tout d’abord, afin de préserver et d’enrichir l’histoire des Baluba, il est impératif d’établir un récit historique cohérent, nécessitant une recherche sur le terrain approfondie et une maîtrise précise de la langue kiluba. Ni le Múlúba ni l’historien ne peuvent appréhender et découvrir le sens profond de l’histoire kiluba sans une connaissance approfondie de cette langue, ainsi qu’une interprétation rigoureuse des proverbes kiluba. De plus, il est essentiel de développer une méthodologie adéquate pour la rédaction de cette histoire.
La méthode structurale initiée par Luc de Heusch n’offre pas une approche permettant de reconstituer de manière authentique l’histoire des Baluba. Il est crucial de maintenir une distance critique vis-à-vis de l’interprétation et de la perception des premiers auteurs ayant recueilli les traditions orales dans le Buluba entre la fin du XIXe et le XXe siècle. En effet, il existe une corrélation étroite entre la pensée et l’approche adoptées dans notre vie personnelle et scientifique à l’égard de l’histoire. Ainsi, il est impératif d’aborder l’histoire kiluba selon une perspective d’interprétation autochtone, c’est-à-dire ancestrale.
Les incertitudes quant à l’authenticité des récits oraux découlent souvent d’une interprétation erronée des faits historiques, parfois amalgamés avec des dimensions spirituelles. Ce livre aspire à guider les chercheurs Baluba et autres à interpréter de manière précise les événements historiques en s’appuyant sur le cadre civilisationnel kiluba.
Ainsi, cet ouvrage examine de manière approfondie les aspects civilisationnels essentiels des Baluba, posant ainsi les bases de l’historiographie kiluba. Son objectif est de présenter un récit cohérent et rigoureux, incitant spécifiquement les chercheurs Baluba à s’engager activement dans la rédaction de l’histoire générale kiluba.
Contexte
L’État Kiluba[1] occupe une place centrale dans l’histoire et la culture civilisationnelle de l’Afrique centrale et australe, surtout à partir du XVIIIe siècle (Verhulpen, 1936 : 403). Cette entité politique des Baluba a émergé dans le sud-est de la République Démocratique du Congo, précisément autour de la dépression de l’Upemba dans la province du Haut-Lomami, avant de s’étendre jusqu’à la province du Tanganyika.
Comme l’observe Lukanda :
« Autrefois, l’empire des Baluba, porté par les ambitions politiques des grands monarques conquérants, a imposé sa domination sur un vaste territoire s’étendant du lac Tanganyika au Kwango, sur plus de 1500 km » (Lukanda, 2016 : 64-65).
Cet État se distingue par son système administratif flexible, avec des chefferies dirigées par des chefs investis par le Mulohwe (Verhulpen, 1936 : 193).
En 1860, l’État Kiluba couvrait géographiquement une étendue allant du lac Tanganyika à l’est jusqu’à la rivière Luembe à l’ouest, et de la rivière Lomami au nord jusqu’à la ceinture de cuivre au sud (Reefe, 1981 : 5). Sa superficie excédait les 300 000 km² (Maret, 1985 : 32). Bien que son centre fût localisé à Kabongo, son influence politique, civilisationnelle et culturelle transcendait largement les frontières actuelles de la République démocratique du Congo (Petit, 1996 : 754-774). Certains chercheurs avancent que l’État kiluba est le produit d’un long processus de développement culturel, social et politique chez les Baluba. La séquence archéologique de ce processus s’étend sur plus de 1000 à 1500 ans d’une histoire continue (Reefe, 1981 : 67 ; Nooter, 1996 : 28).
De nombreux ouvrages ont été consacrés à l’étude de l’histoire, du système politique, de la culture matérielle et de l’influence contemporaine des Baluba en Afrique centrale. Parmi les auteurs éminents figurent Edmond Verhulpen, Burton W. F. P., Harold Womersley, Thomas Q. Reefe, Crine-Mavar, Pierre de Maret, Pierre Petit, Mary Nooter Roberts, David Maxwell, ainsi que d’autres chercheurs de renom. Leurs travaux mettent en relief l’importance politique et la profonde antiquité de la civilisation des Baluba en Afrique.
État civilisationnel
Certains chercheurs se sont focalisés sur l’exploration des connaissances techniques et scientifiques des Baluba, telles que la métallurgie, le travail du fer et du bois, tandis que d’autres aspects historiques de la civilisation kiluba demeurent largement obscurs, notamment l’ancienneté de son organisation politique. En effet, l’histoire d’un peuple émerge de sa mémoire collective, fondement même de la conscience historique. Cette dernière ne peut exister sans une histoire forgée par les souvenirs ancestraux. Ainsi, la préservation de l’identité sociale et culturelle des Baluba est intrinsèquement liée à la transmission de leur mémoire collective et de leur histoire.
Il est donc essentiel de mener une étude approfondie du système politique kiluba. Les Baluba possèdent une mémoire collective ancrée dans une civilisation multimillénaire, s’étendant sur au moins quinze siècles ininterrompus (Nooter, 1996 : 28). Cette longue durée confère à leur histoire une profondeur, une solidité, une grandeur, une rationalité et une logique inégalées. Le professeur Pierre de Maret a mis en évidence une continuité archéologique remontant jusqu’au 8ème siècle (Maret, 2021 : 48), illustrant ainsi la pérennité et la richesse historique de la civilisation kiluba.
Malheureusement, on observe avec regret que le peuple Múlúba contemporain se désintéresse de cette riche et ancienne civilisation dont il pourrait pourtant légitimement se glorifier. Ce désintérêt a engendré un vide dans la littérature historique moderne en langue kiluba. Cette lacune a permis, de manière indirecte, à des auteurs non-Baluba de combler ce manque en élaborant, dans leurs études, des récits fictifs et en imposant des versions erronées de l’histoire kiluba. Ces récits sont en totale discordance avec la mémoire historique ancestrale dans son authenticité et sont souvent perçus comme des mythes.
Ce désinvestissement peut également s’expliquer par la manipulation cognitive subie par le peuple Múlúba durant la période coloniale. Cette manipulation cognitive a aliéné le Múlúba de son propre passé historique et de celui de l’humanité pendant plus de 124 ans, c’est-à-dire depuis 1900 jusqu’à aujourd’hui. Il a été dépossédé de ses droits de citoyen, de la gestion de sa vie contemporaine, ainsi que de son droit d’accéder à ses institutions politico-économiques et à ses valeurs socioculturelles. De plus, le Múlúba a été intensément christianisé, à travers une évangélisation qui diabolisait le patrimoine culturel de ses ancêtres (Maxwell, 2022 : 179-203).
En conséquence, le Múlúba a fini par intérioriser les récits exogènes concernant son histoire. Il s’est désengagé de son passé, qu’il considère désormais comme folklorique. Cette aliénation cognitive a entraîné une perte de confiance en son propre patrimoine historique, le conduisant à remettre en question la grandeur de sa nation[2].
Dépourvu de sa fierté historique, le Múlúba a malheureusement accepté son statut de colonisé. Il est rare qu’il se questionne sur sa véritable essence depuis sa brutale rencontre avec le monde occidental moderne. Cette résignation face au cycle de domination coloniale ne le pousse guère à revisiter les grandes et glorieuses réalisations de ses ancêtres dans des domaines variés tels que les sciences, la politique, le militaire, l’économie, la littérature, la philosophie, et bien d’autres encore.
Cette situation ne lui est certainement pas imputable, car son discernement a été altéré par un enseignement biaisé de l’histoire kiluba. De surcroît, le domaine de recherche concernant l’histoire kiluba a été, depuis le siècle dernier, dominé par des discours extérieurs. Ces derniers, souvent façonnés par des chercheurs non-autochtones, ont tendance à minimiser voire à ignorer la grandeur et l’excellence de la civilisation kiluba. Ils privilégient des thèmes comme la mythologie, la sorcellerie, l’art, la danse, la magie, ainsi que les coutumes matrimoniales, en négligeant délibérément toute logique et toute rationalité dans le développement historique et les avancées scientifiques des anciens Baluba.
Un point crucial à souligner est que les auteurs étrangers à la culture kiluba ont non seulement contesté la grandeur et la supériorité des Baluba, mais ils ont également altéré, falsifié et mal interprété l’histoire de la mémoire collective kiluba. Cela a eu pour effet de conditionner le Múlúba colonisé (1901-2024) à se déprécier lui-même et à percevoir sa propre histoire à travers le prisme du colonisateur. En résumé, les auteurs non-Baluba ont relégué les récits historiques kiluba au rang de simples mythes. Ce processus a commencé par la stigmatisation de la haute civilisation kiluba, en déconstruisant et en mystifiant l’origine de l’État kiluba, présenté par Luc de Heusch comme étant fondé exclusivement sur des figures mythiques (Heusch, 1972 ; Reefe, 1981).
Cependant, il est indiscutable que les Baluba ont atteint un niveau de civilisation remarquable du VIIIᵉ au XXᵉ siècle. Ils ont maintenu un État souverain avec une histoire politique et militaire continue sur plus de 1500 ans (Nooter, 1996 : 28). Il est également bien établi aujourd’hui que les Baluba ont diffusé leur culture, leur civilisation socio-politique et matérielle à travers une expansion multidimensionnelle et multidirectionnelle sur des distances considérables, atteignant parfois des centaines voire des milliers de kilomètres. Ils ont fondé une cinquantaine de colonies en Afrique australe, donnant naissance à de nouvelles nations qui revendiquent leur ascendance kiluba (Mulundwe, 2001 : 72).
Sur le plan du commerce international, les Baluba ont développé des relations commerciales à longue distance, notamment avec les peuples du Proche-Orient. Ces échanges ont été rigoureusement documentés et confirmés :
« L’existence du commerce est confirmée par la découverte de cauris et de perles de verre et surtout, la création d’une véritable monnaie : à savoir les croisettes de cuivre, retrouvées même sur les lointains rivages de l’Atlantique et de l’Océan Indien » (Mbangu, 1995 : 1).
Cette citation montre, comme le précise d’ailleurs Lukanda Lwa Malale, que du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, toute l’Afrique était en contact avec les Baluba (Lukanda, 2016 : 66).
[1] Les premiers écrits parlent généralement de « royaume Luba » et/ou « l’Empire des Baluba ». Nous avons quant à nous choisi la terminologie « État Kiluba » en lieu et place de l’empire ou royaume des Baluba. Nous rédigeons un essai de l’histoire politique kiluba dans lequel nous démontrons la nécessité et pourquoi nous nous gardons de parler d’empire des Baluba. Le terme « Kiluba » est un mot polysémique. Il désigne tout ce qui a trait à la civilisation des Baluba. On parle par exemple de « Kisuku kya Kiluba : poterie du style des Baluba », « Matab’a kiluba : maïs traditionnel des Baluba ». Il désigne aussi les noms de personnes ou la culture des Baluba, tel que Bulopwe bwa Kiluba ou État Kiluba. Nous utiliserons désormais ce terme dans différents contextes : société kiluba pour se référer aux Baluba, politique kiluba : institutions politiques des Baluba, civilisation kiluba : idéal civilisationnel des Baluba…
[2] Par « nation », nous entendons les peuples d’Afrique impériale qui s’étaient organisés socio-politiquement ou sous d’autres formes organisationnelles et qui possèdent une conscience collective d’appartenir à un peuple homogène, uni par la langue, les coutumes, un idéal civilisationnel, une conscience historique et un royaume.
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